CHAPITRE 19

 

 

J’étais assis au Café du Monde quand le soleil se leva, et je me demandais : comment vais-je entrer dans mon appartement là-haut ? Ce petit problème m’empêchait de perdre la tête. Était-ce cela, la clé de la survie des mortels ? Hmmm. Comment pénétrer par effraction dans mon luxueux petit appartement ? J’avais moi-même équipé l’accès du jardin suspendu d’une grille de fer infranchissable. J’avais aussi muni les portes de l’appartement en terrasse de serrures nombreuses et complexes. Les fenêtres en interdisaient d’ailleurs l’accès aux intrus mortels, même si je n’avais jamais songé à la façon dont ils auraient pu arriver jusque-là.

Bah ! il va falloir que je passe par la grille. Il va falloir que je trouve les mots magiques pour persuader les autres locataires de l’immeuble – tous locataires du Français blond Lestat de Lioncourt, qui les traite fort bien au demeurant. Je les convaincrai que je suis un cousin français du propriétaire, envoyé pour m’occuper en son absence de l’appartement, et qu’il faut à tout prix me laisser entrer. Qu’importe si je dois utiliser un ciseau à froid ! Ou une hache ! Ou une tronçonneuse. Ça n’est qu’un détail technique, comme on dit à notre époque. Il faut que j’entre.

Et ensuite, qu’est-ce que je ferai ? Je prendrai un couteau de cuisine – car l’appartement a ces choses-là, Dieu sait pourtant que je n’ai jamais eu besoin d’une cuisine – pour trancher ma gorge de mortel ?

Non. J’appellerai David. Il n’y a personne d’autre en ce monde à qui tu puisses t’adresser et, oh ! pense à toutes les horribles choses que va dire David !

Quand je cessai de penser à tout cela, je sombrai aussitôt dans un accablant désespoir.

Ils m’avaient chassé. Marius. Louis. Dans mon pire moment de folie, ils avaient refusé de m’aider. Oh ! c’est vrai, je m’étais moqué de Marius. J’avais refusé sa sagesse, sa compagnie, ses lois.

Oh ! oui, je l’avais bien cherché, comme le disent les mortels. Et j’avais fait cette chose méprisable : j’avais lâché dans la nature le Voleur de Corps armé de tous mes pouvoirs. C’était vrai. Coupable encore une fois d’erreurs spectaculaires et d’expériences douteuses. Mais avais-je jamais imaginé ce que cela signifierait vraiment que d’être totalement dépouillé de mes pouvoirs et de me retrouver dehors ? Les autres savaient ; ils devaient savoir. Et ils avaient laissé Marius venir pour rendre son jugement, pour me faire comprendre que, étant donné ce que j’avais fait, j’étais exclu de la communauté !

Mais Louis, mon beau Louis, comment avait-il pu m’éconduire ! J’aurais bravé le ciel pour aider Louis ! J’avais tellement compté sur Louis, j’étais si sûr de m’éveiller cette nuit avec le sang d’autrefois coulant avec force dans mes veines.

Oh ! Seigneur Dieu – je n’étais plus l’un d’eux. Je n’étais rien que ce mortel, assis là dans la chaleur étouffante du café, à boire mon expresso – ah ! oui, un excellent expresso, bien sûr – et à mâchonner des beignets sans espoir de retrouver jamais sa glorieuse place auprès du sombre Elohim.

Ah ! comme je les détestais. Comme j’aurais voulu leur nuire ! Et qui était responsable de tout cela ? Lestat – aujourd’hui haut d’un mètre quatre-vingt-cinq, avec des yeux bruns, la peau assez sombre et une belle crinière de cheveux bruns et bouclés ; Lestat, avec des bras musclés, des jambes solides et un mortel frisson qui l’affaiblissait ; Lestat, avec son fidèle chien, Mojo – Lestat se demandant comment il allait bien rattraper le démon qui s’était enfui, non pas avec son âme comme cela arrive si souvent, mais avec son corps, un corps qui aurait fort bien pu – n’y pensons pas – être déjà détruit !

La raison me disait qu’il était un peu trop tôt pour comploter quoi que ce soit. D’ailleurs, la vengeance ne m’intéressait pas vraiment. La vengeance intéresse ceux qui à un moment ou à un autre sont vaincus. Je ne le suis pas, me dis-je. Non, pas vaincu. Et la victoire est bien plus intéressante à envisager que la vengeance.

Ah ! mieux valait penser aux petites choses, des choses qu’on peut changer. Il fallait que David m’écoute. Il devait au moins me donner son avis ! Mais que pourrait-il me donner d’autre ? Comment deux mortels pouvaient-ils se lancer à la poursuite de cette méprisable créature. Ahhh…

Et Mojo avait faim. Il levait vers moi ses grands yeux bruns intelligents. Des gens du café le contemplaient ; ils l’évitaient, ils s’écartaient de cette menaçante créature avec sa truffe noire, ses tendres oreilles bordées de rose et ses énormes pattes. Il fallait vraiment que je nourrisse Mojo. Après tout, le vieux cliché était vrai. Mon seul ami, c’était cette grande masse de chair canine !

Satan avait-il un chien quand on l’avait précipité dans l’enfer ? Bah, le chien serait sans doute parti avec lui, j’en étais à peu près sûr.

« Comment m’y prendre, Mojo ? demandai-je. Comment un simple mortel attrape-t-il Lestat le Vampire ? Ou bien les anciens ont-ils réduit en cendres mon corps superbe ? Quel était le sens de la visite de Marius : me faire savoir que la chose était faite ? Oooh, mon Dieu ! Que dit donc la sorcière dans cet horrible film ? Comment as-tu pu faire ça à quelqu’un d’aussi beau et d’aussi pervers que moi ? Aaaah ! j’ai de nouveau la fièvre, Mojo. Les choses vont s’arranger d’elles-mêmes, je vais mourir ! »

Mais Dieu du ciel, vois le soleil qui frappe sans bruit le trottoir sale, regarde ma Nouvelle-Orléans charmante et délabrée qui s’éveille à la belle lumière des Caraïbes.

« Allons, Mojo. Il est temps d’entrer par effraction. Et ensuite nous pourrons rester au chaud et nous reposer. »

M’arrêtant au restaurant en face du vieux Marché Français, j’achetai pour lui un horrible mélange d’os et de viande. Cela ferait sûrement l’affaire. D’ailleurs, l’aimable petite serveuse emplit un sac des restes de la veille, en affirmant avec conviction que le chien allait adorer ça ! Et moi ? Est-ce que je ne voulais pas un petit déjeuner ? N’avais-je pas faim par un beau matin d’hiver comme celui-ci ?

« Plus tard, ma chérie. » Je lui glissai un gros billet dans la main. J’étais encore riche, c’était toujours une consolation. Ou du moins je croyais l’être. Je ne le saurais avec certitude que quand j’aurais rejoint mon ordinateur et que j’aurais suivi moi-même les activités de ce méprisable escroc.

Mojo engloutit son repas dans le caniveau sans une plainte. Ça, c’est un chien ! Pourquoi n’étais-je pas né chien ?

Maintenant, où diable était mon appartement ! Je dus m’arrêter pour réfléchir puis m’égarer sur deux blocs et revenir sur mes pas avant de le trouver, ayant de plus en plus froid, même si maintenant le ciel était bleu et si le soleil brillait, car je n’étais presque jamais entré dans l’immeuble par la rue.

Pénétrer dans le bâtiment ne posa aucun problème. En fait, la porte qui donnait sur Dumaine Street était très simple à forcer et puis à refermer. Ah ! mais la grille, ce sera le plus difficile, me dis-je, en traînant mes lourdes jambes dans l’escalier, un étage après l’autre, Mojo attendant avec bonté à chaque palier que je l’eusse rattrapé.

J’aperçus enfin les barreaux de la grille et le délicieux soleil qui ruisselait dans la cage d’escalier depuis le jardin suspendu et le frémissement des grandes feuilles de colocases qui n’étaient qu’un peu meurtries sur les bords par le froid.

Et cette serrure, comment allais-je jamais forcer cette serrure ? J’étais en train de penser aux outils dont j’aurais besoin – si je prenais une petite bombe ? – quand je m’aperçus que je regardais la porte de mon appartement à une quinzaine de mètres de moi, et qu’elle n’était pas fermée.

« Ah, mon Dieu, le misérable est venu ici ! murmurai-je. Maudit soit-il, Mojo, il a saccagé ma tanière. »

Bien sûr, on pouvait considérer cela comme un signe encourageant. Le misérable était encore en vie ; les autres ne l’avaient pas supprimé. Et je pourrais encore l’attraper ! Mais comment ? Je donnai dans la grille un coup de pied qui déclencha dans toute ma jambe des ondes de douleur.

Puis je l’empoignai et la secouai sans merci, mais elle était bien fixée sur ses vieux gonds de fer, comme je l’avais prévu ! Un fantôme sans force tel que Louis n’aurait pas pu la briser, encore moins un mortel. À n’en pas douter, la canaille n’y avait même pas touché mais était entrée comme je le faisais, par la voie des airs.

Bon, assez ! Trouve-toi des outils et rapidement. Puis découvre l’étendue des dégâts causés par cette canaille.

Je m’apprêtais à tourner les talons, mais juste à cet instant, Mojo se redressa en grondant. Quelqu’un marchait dans l’appartement. Je vis une ombre danser sur le mur du vestibule.

Ça n’était pas le Voleur de Corps, cela ne se pouvait pas, Dieu merci. Mais qui alors ?

En un instant j’eus la réponse à ma question. David apparut ! Mon beau David, vêtu d’un costume et d’un manteau de tweed sombre, et qui me dévisageait depuis l’autre bout du jardin de son air comme toujours curieux et méfiant. Je ne crois pas avoir jamais été aussi heureux dans ma maudite vie d’avoir vu un autre mortel.

Je l’appelai aussitôt par son nom. Puis je déclarai en français que c’était moi, Lestat. Voulait-il ouvrir la grille ?

Il ne réagit pas immédiatement. En fait, jamais il ne m’avait paru si digne, si maître de lui ; jamais je ne lui avais trouvé un air aussi profondément élégant de gentleman britannique qu’en cet instant où il me regardait fixement, son étroit visage creusé de rides n’exprimant qu’une muette stupeur. Il contempla le chien. Son regard ensuite revint à moi. Puis, de nouveau, au chien.

« David, c’est Lestat, je vous le jure ! criai-je en anglais. C’est le corps du garagiste ! Souvenez-vous de la photographie ! James a réussi son coup, David. Je suis prisonnier de ce corps. Qu’est-ce que je peux vous dire pour vous convaincre de me croire ? David, laissez-moi entrer. »

Il restait immobile. Puis tout d’un coup, il avança d’un pas vif et résolu, et il s’arrêta devant la grille, le visage parfaitement impénétrable.

J’étais près de m’évanouir de bonheur. Je me cramponnais pourtant des deux mains aux barreaux, comme un prisonnier, et puis je m’aperçus que je le regardais droit dans les yeux – que pour la première fois nous avions la même taille.

« David, vous ne savez pas combien je suis heureux de vous voir, poursuivis-je en français. Comment avez-vous réussi à entrer ? David, c’est Lestat. C’est moi. Voyons, vous me croyez. Vous reconnaissez ma voix. David, Dieu et le diable dans le Café de Paris ! Qui d’autre que moi le sait ! »

Mais ce ne fut pas à ma voix qu’il réagit ; il me regardait droit dans les yeux et semblait écouter des sons lointains. Puis, brusquement, toute son attitude changea et je lus sur son visage qu’il m’avait reconnu.

« Oh ! Dieu soit loué », dit-il avec un léger soupir, très britannique, très poli.

Il chercha dans sa poche un petit étui dont il retira aussitôt un bout de métal qu’il inséra dans la serrure. J’ai assez l’habitude du monde pour savoir que c’était quelque outil de cambrioleur. Il m’ouvrit la grille et me tendit les bras.

Notre étreinte fut longue, chaleureuse et silencieuse, et je fis de furieux efforts pour ne pas m’abandonner aux larmes. Durant tout ce temps, je n’avais qu’à de très rares occasions touché vraiment cette créature. Mais le moment était chargé d’une émotion qui me prit quelque peu au dépourvu. La douce chaleur de mes étreintes avec Gretchen me revint. Je me sentis en sécurité. Et, l’espace d’un instant peut-être, je n’eus plus l’impression d’être si totalement seul.

Mais ce n’était pas le moment de savourer ce soulagement.

À regret, je m’écartai et je me dis une fois de plus combien David était magnifique. À vrai dire, il m’impressionnait si fort que j’aurais presque pu croire que j’étais aussi jeune que le corps que j’occupais maintenant. J’avais tant besoin de lui.

Toutes les petites flétrissures de l’âge que je percevais naturellement chez lui avec mes yeux de vampire étaient maintenant invisibles. Les rides profondes de son visage semblaient faire partie de son expression, tout comme la paisible lumière qui brillait dans ses yeux. Il me paraissait très vigoureux planté là dans son élégante tenue, la petite chaîne d’or de sa montre étincelant sur son gilet de tweed : il avait l’air si solide, si plein de ressources et si grave.

« Vous savez ce que ce salopard a fait, dis-je. Il m’a dupé et puis il m’a laissé là. Et les autres aussi m’ont lâché. Louis, Marius. Ils m’ont tourné le dos. Je suis abandonné dans ce corps, mon ami. Venez, il faut que je voie si le monstre a cambriolé mon appartement. »

Je me précipitai vers la porte, entendant à peine les quelques mots qu’il prononçait pour me préciser qu’à son avis on n’avait touché à rien.

Il avait raison. Le misérable n’avait rien pillé ! Tout était exactement comme je l’avais laissé, jusqu’à mon vieux manteau de velours accroché à la porte ouverte de la penderie. Il y avait le bloc jaune sur lequel j’avais pris des notes avant mon départ. Et l’ordinateur. Ah ! il fallait que je consulte sans tarder l’ordinateur pour découvrir l’étendue de ses vols. Et mon agent de Paris, le pauvre homme, était peut-être encore en danger. Il me fallait le contacter aussitôt.

Mais mon attention fut détournée par la lumière qui se déversait à travers les parois vitrées, par la douce et chaude splendeur du soleil déferlant sur les fauteuils et les canapés sombres et sur le somptueux tapis persan avec son médaillon pâle et ses guirlandes de roses, et même sur les quelques grandes toiles modernes – toutes furieusement abstraites – que j’avais voilà longtemps choisies pour ces murs. Je me sentis frémir à ce spectacle, émerveillé une fois encore de constater que l’éclairage électrique ne pouvait jamais produire cette sensation particulière de bien-être qui m’envahissait maintenant.

Je remarquai aussi qu’un feu ronflait dans la grande cheminée carrelée de blanc – à n’en pas douter, grâce à David – et qu’une odeur de café venait de la cuisine voisine, une pièce dans laquelle j’avais à peine mis les pieds durant les années où j’avais habité cet endroit.

David aussitôt se répandit en excuses. Il n’était même pas passé à son hôtel, si impatient qu’il était de me trouver. Il était venu ici directement de l’aéroport et n’était sorti que pour faire quelques provisions de façon à pouvoir passer une soirée confortable à monter la garde au cas où je pourrais arriver ou penser à téléphoner. « Merveilleux, que je suis content que vous l’ayez fait », dis-je un peu amusé par sa politesse britannique. J’étais si heureux de le voir, et voilà qu’il s’excusait de s’installer chez moi.

Je me débarrassai de mon manteau trempé et je m’assis devant l’ordinateur. « J’en ai juste pour un instant, dis-je en pianotant sur les touches, et ensuite je vous raconterai tout. Mais qu’est-ce qui vous a fait venir ? Vous doutiez-vous de ce qui s’était passé ?

— Bien sûr que oui, répondit-il. Vous n’êtes pas au courant du meurtre du vampire à New York ? Seul un monstre aurait pu saccager ainsi ces bureaux. Lestat, pourquoi ne m’avez-vous pas appelé ? Pourquoi n’avez-vous pas demandé mon aide ?

— Un instant », dis-je. Déjà les petites lettres et les chiffres apparaissaient sur l’écran. Mes comptes étaient en ordre. Si ce misérable s’était introduit dans ce système, j’aurais vu partout des signaux pré-programmés d’intrusion. Bien sûr, tant que je n’aurais pas consulté leurs dossiers, il n’y avait aucun moyen de savoir avec certitude s’il n’avait pas pioché dans les comptes que j’avais dans des banques européennes. Et, bon sang, je n’arrivais pas à me rappeler les mots de code et, en fait, j’avais quelque difficulté à manipuler les commandes les plus simples.

« Il avait raison, murmurai-je. Il m’a prévenu que mes mécanismes intellectuels ne seraient pas les mêmes. » Je passai du programme de finance à Wordstar, que j’utilisai pour le traitement de texte, et je tapai aussitôt un message destiné à mon agent de Paris, l’envoyant par module téléphonique et lui demandant par retour un rapport de situation tout en lui rappelant de veiller particulièrement à sa propre sécurité. Voilà qui était fait.

Je me carrai dans mon fauteuil, poussant un profond soupir, ce qui déclencha aussitôt une petite quinte de toux et je m’aperçus que David me contemplait comme si le spectacle que j’offrais était pour lui trop bouleversant. À vrai dire, la façon dont il me regardait était presque comique. Puis son regard revint à Mojo, qui inspectait silencieusement les lieux, tournant sans cesse les yeux vers moi en attendant un ordre.

Je claquai des doigts pour faire venir Mojo et je le serrai contre moi. David observait tout cela comme si c’était la chose la plus étrange du monde.

« Bonté divine, vous êtes vraiment dans ce corps, murmura-t-il. Non pas juste rôdant à l’intérieur, mais ancré à toutes ses cellules.

— Vous pouvez le dire, fis-je, écœuré. C’est abominable, tout ce gâchis. Et les autres ne veulent pas m’aider, David. Ils m’ont chassé. » Je grinçai des dents de rage. « Chassé ! » Je poussai un sourd grognement qui excita à ce point Mojo qu’il se mit aussitôt à me lécher le visage.

« Évidemment, je le mérite, ajoutai-je en caressant Mojo. Apparemment c’est toujours pareil avec moi. Je mérite perpétuellement le pire ! La pire déloyauté, la pire trahison, le pire abandon ! Lestat le scélérat ! Eh bien, on peut dire qu’ils ont laissé ce scélérat totalement livré à lui-même !

— J’ai eu un mal fou à vous joindre, dit-il d’un ton à la fois calme et déprimé. Votre agent de Paris m’a juré qu’il ne pouvait pas m’aider. J’allais essayer cette adresse à Georgetown. » Il me montra le bloc jaune sur la table. « Dieu merci, vous êtes ici.

— David, ma pire crainte est que les autres aient détruit James et mon corps avec lui. Cette enveloppe-ci est peut-être le seul corps que je possède aujourd’hui.

— Non, je ne pense pas, dit-il avec une tranquillité convaincante. Votre petit emprunteur de corps a laissé une piste derrière lui. Mais allons, ôtez ces vêtements trempés. Vous allez prendre froid.

— Qu’entendez-vous par piste ?

— Vous savez que nous suivons ce genre de crime à la trace. Maintenant, je vous en prie, vos vêtements.

— Il y a eu d’autres crimes après New York ? » demandai-je tout excité. Je le laissai m’entraîner vers la cheminée, aussitôt ravi de cette chaleur. J’ôtai mon chandail et ma chemise tout humides. Bien sûr, rien ne m’allait dans mes diverses penderies. Et je me rendis compte que j’avais oublié ma valise quelque part dans la propriété de Louis la veille au soir. « New York, c’était mercredi soir, n’est-ce pas ?

— Mes vêtements vous iront », fit David, captant aussitôt mes pensées. Il s’approcha d’une gigantesque valise de cuir posée dans le coin.

« Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est James ?

— Ça ne peut être que lui », répondit-il, ouvrant la valise et en retirant plusieurs vêtements soigneusement pliés puis un costume de tweed très comparable au sien, encore sur son cintre et qu’il posa sur la chaise la plus proche. « Tenez, passez cela. Vous allez attraper la mort.

— Oh ! David, dis-je, continuant à me déshabiller, je n’ai pas cessé de manquer attraper la mort. En fait, j’ai passé toute ma brève existence de mortel à frôler la mort. M’occuper de ce corps est une tâche profondément assommante ; comment les vivants supportent-ils ce cycle sans fin de manger, pisser, renifler, déféquer et manger de nouveau ! En y ajoutant la fièvre, la migraine, les quintes de toux et un nez qui coule, ça devient une vraie pénitence. Et les préservatifs, doux Seigneur. Ôter ces horribles petites choses, c’est encore pire que d’avoir à les mettre ! Qu’est-ce qui a jamais pu me faire croire que j’avais envie de faire ça ! Les autres crimes… quand ont-ils eu lieu ! Savoir quand est plus important que savoir où. »

Il recommençait à me dévisager, trop profondément choqué pour répondre. Mojo maintenant lui lançait des œillades, le jaugeant et léchant amicalement de sa langue rose la main de David. Celui-ci le caressait affectueusement, mais continuait à me dévisager.

« David, dis-je, en ôtant mes chaussettes mouillées. Parlez-moi. Les autres crimes ! Vous disiez que James avait laissé une piste.

— C’est si étrange, dit-il d’un ton rêveur. J’ai une douzaine de photos de ce visage. Mais vous voir dedans. Oh ! je ne pouvais pas l’imaginer. Absolument pas.

— Quand cette canaille a-t-elle frappé pour la dernière fois ?

— Ah… le dernier rapport en date provenait de la République dominicaine. C’était, voyons, il y a deux soirs.

— La République dominicaine ! Pourquoi diantre irait-il là-bas ?

— C’est précisément ce que j’aimerais savoir. Avant cela, il a frappé près de Bal Harbour en Floride. Les deux fois, c’était dans un immeuble en copropriété d’une quinzaine d’étages, et il y a pénétré de la même façon qu’à New York : à travers les parois vitrées. Sur les trois lieux du crime, des meubles fracassés ; des coffres-forts descellés du mur ; des obligations, de l’or, des bijoux disparus. Un mort à New York, un cadavre exsangue, bien sûr. Deux femmes vidées de leur sang en Floride et une famille massacrée à Saint-Domingue, avec seulement le père saigné dans le style classique des vampires.

— Il est incapable de maîtriser sa force. Il casse tout comme un robot !

— C’est exactement ce que je me suis dit. C’est la combinaison de destruction et de pure force physique qui m’a d’abord alerté. Cette créature est d’une incroyable ineptie ! Tout cela est si stupide. Mais ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi il a choisi trois endroits différents pour ses divers vols. » Il s’interrompit soudain et se détourna, d’un air presque intimidé.

Je me rendis compte que je m’étais dépouillé de tous mes vêtements et que j’étais là, tout nu : cela avait provoqué chez lui une étrange réticence et il en rougissait presque.

« Tenez, voici des chaussettes sèches, dit-il. Quelle idée de se promener dans des vêtements trempés ? » Il me lança les chaussettes sans lever les yeux.

« Je ne sais pas grand-chose, dis-je. Voilà ce que j’ai découvert. Je comprends ce que vous voulez dire à propos des lieux du crime. Pourquoi donc ferait-il le voyage jusqu’aux Caraïbes alors qu’il pourrait voler tout son soûl, dans la banlieue de Boston ou de New York ?

— En effet. À moins qu’il ne soit extrêmement sensible au froid, mais cela a-t-il un sens ?

— Non. Il n’a pas de sensations aussi vives. Simplement elles sont différentes. »

C’était bon d’enfiler une chemise et un pantalon secs. Ses vêtements m’allaient bien, même s’ils flottaient sur moi dans un style un peu démodé : ce n’étaient pas les vêtements cintrés si en vogue chez les jeunes. La chemise était en grosse popeline et le pantalon de tweed avait des pinces, mais le gilet me donnait une impression de confortable chaleur.

« Venez, je n’arrive pas à nouer cette cravate avec des doigts de mortel, déclarai-je. Mais pourquoi est-ce que je m’habille aussi élégamment, David ? Vous ne traînez jamais en négligé, comme on dit ? Bonté divine, on dirait que nous allons à un enterrement. Pourquoi faut-il que je porte ce nœud coulant autour du cou ?

— Parce que vous auriez l’air ridicule dans un costume de tweed sans cravate, annonça-t-il d’un ton un peu distrait. Attendez que je vous aide. » Une fois de plus, en s’approchant de moi, il eut cet air timide. Je m’aperçus qu’il était fortement attiré par ce corps-ci. Dans mon ancienne enveloppe, je le stupéfiais ; mais ce corps-ci enflammait littéralement sa passion. Et, en l’examinant de près, comme je sentais ses doigts s’affairer sur le nœud de cravate – cette petite pression insistante – je me rendis compte qu’il m’attirait beaucoup.

Je songeai à toutes les fois où j’avais eu envie de le prendre dans mes bras, de le serrer contre moi et d’enfoncer mes dents lentement et tendrement dans son cou pour boire son sang. Ah ! je pourrais maintenant l’avoir dans un certain sens sans l’avoir : dans le simple enchevêtrement humain des membres, avec toutes les combinaisons de gestes intimes et de délectables petites étreintes qui pourraient lui plaire. Et qui pourraient me plaire. L’idée me pétrifia. Un doux frisson parcourut la surface de ma peau humaine. Je me sentais lié à lui, lié comme je l’avais été à la triste et infortunée jeune femme que j’avais violée, aux touristes déambulant dans la capitale enneigée, mes frères et sœurs – lié comme je l’avais été à ma bien-aimée Gretchen.

À vrai dire, j’avais si fortement conscience de ce sentiment – d’être humain et d’être avec un humain – que je le redoutais soudain dans toute sa beauté. Et je comprenais que cette peur faisait partie de la beauté.

Ah ! oui, j’étais maintenant aussi mortel que lui. Je pliai les doigts et me redressai lentement, laissant le frisson devenir une sensation profondément érotique.

Il s’écarta brusquement de moi, inquiet et vaguement décidé, prit la veste sur la chaise et m’aida à la passer.

« Il faut que vous me racontiez tout ce qui vous est arrivé, dit-il. Et d’ici une heure environ nous aurons peut-être des nouvelles de Londres, enfin, si ce salopard a frappé encore. »

Je tendis le bras et posai sur son épaule ma faible main de mortel, je l’attirai à moi et l’embrassai doucement sur la joue. De nouveau, il recula.

« Cessez toutes ces bêtises, dit-il comme s’il réprimandait un enfant. Je veux tout savoir. Voyons, avez-vous pris un petit déjeuner ? Il vous faut un mouchoir. Tenez.

— Comment recevrons-nous ces nouvelles de Londres ?

— Par un fax de la maison-mère à l’hôtel. Maintenant venez, allons manger un morceau. Nous avons une journée entière devant nous pour éclaircir tout cela.

— S’il n’est pas déjà mort, dis-je avec un soupir. Il y a deux soirs à Saint-Domingue. » Un noir et accablant désespoir de nouveau m’envahissait. Cet élan érotique, délicieusement frustrant, s’en trouvait menacé.

David prit dans la valise une longue écharpe de laine. Il me la mit autour du cou.

« Vous ne pouvez pas rappeler Londres au téléphone ? demandai-je.

— Il est un peu tôt, mais je vais essayer. »

Il trouva le téléphone auprès du canapé et eut avec quelqu’un de l’autre côté de l’océan une rapide conversation qui dura environ cinq minutes. Toujours pas de nouvelles.

Les polices de New York, de Floride et de Saint-Domingue n’avaient apparemment pas pris contact puisqu’on n’avait pas encore établi de lien entre ces crimes.

Il finit par raccrocher. « Ils enverront par fax les informations à l’hôtel dès qu’ils en recevront. Allons là-bas, voulez-vous ? Moi-même, je meurs de faim. J’ai passé toute la nuit à attendre. Oh ! et ce chien. Qu’allez-vous faire de cette magnifique bête ?

— Il a pris son petit déjeuner. Il sera très bien sur la terrasse. Vous avez hâte de quitter cet appartement, n’est-ce pas ? Pourquoi n’allons-nous pas tout simplement au lit tous les deux ? Je ne comprends pas.

— Vous parlez sérieusement ? »

Je haussai les épaules. « Bien sûr. » Sérieusement ! Je commençais à être obsédé par cette simple petite possibilité. Faire l’amour avant que rien d’autre n’arrive. Voilà qui me semblait une merveilleuse idée !

De nouveau il se remit à me contempler dans un silence exaspérant.

« Vous vous rendez bien compte, dit-il, que c’est un corps absolument magnifique que vous avez là, n’est-ce pas ? Je veux dire, vous n’êtes pas insensible au fait qu’on vous a déposé dans… un échantillon fort impressionnant de jeune chair masculine.

— Je l’ai examiné bien avant l’échange, vous vous rappelez ? Pourquoi ne voulez-vous pas…

— Vous avez été avec une femme, n’est-ce pas ?

— Je regrette que vous lisiez mes pensées. C’est grossier. D’ailleurs, qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Une femme que vous aimiez.

— J’ai toujours aimé aussi bien les hommes que les femmes.

— Voilà un usage légèrement différent du mot « aimer » Écoutez, nous ne pouvons tout bonnement pas faire ça maintenant. Alors soyez sage. Il faut que j’apprenne tout sur cette créature du nom de James. Il va nous falloir du temps pour élaborer un plan.

— Un plan. Vous pensez vraiment que nous pouvons l’arrêter ?

— Bien sûr que oui ! » Il me fit signe de venir.

« Mais comment ? » demandai-je. Nous avions franchi la porte.

« Nous devons réfléchir au comportement de cette créature. Nous devons évaluer ses faiblesses et ses points forts. N’oubliez pas que nous sommes deux contre lui. Et que nous avons un immense avantage.

— Mais lequel ?

— Lestat, débarrassez votre cerveau mortel de tout ce foisonnement d’images érotiques et venez. Je ne peux pas réfléchir avec l’estomac vide et, manifestement, vous n’avez pas les idées bien en place. »

Mojo trottina jusqu’à la grille pour nous suivre, mais je lui dis de rester.

Je déposai un tendre baiser sur le côté de son long museau noir, et il s’allongea sur le ciment humide, puis se contenta de me dévisager d’un air grave et déçu tandis que nous descendions l’escalier.

 

L’hôtel n’était qu’à quelques blocs de là et ces quelques pas sous le ciel bleu n’avaient rien d’insupportable, même avec l’âpre bise qui soufflait. J’avais trop froid toutefois pour commencer mon récit et puis le spectacle de la ville baignée de soleil ne cessait de m’arracher à mes pensées.

Une fois de plus, je fus impressionné par l’attitude insouciante des gens qui circulaient de jour. Le monde tout entier semblait béni sous cette lumière, quelle que fût la température. Et la tristesse m’envahissait quand je regardais cela, car, si beau fût-il, je n’avais vraiment pas envie de rester dans ce monde ensoleillé.

Non, me disais-je, qu’on me rende ma vision surnaturelle. Qu’on me rende la sombre beauté du monde de la nuit. Qu’on me rende ma force et mon endurance surnaturelles et je sacrifierais de bon cœur à jamais ce spectacle. Lestat le Vampire… c’est moi.

S’arrêtant à la réception, David annonça que nous serions à la cafétéria et que tout fax arrivant devrait nous être apporté sur l’heure.

Nous nous installâmes alors à une table tranquille dans le coin de la vaste pièce démodée avec ses moulures au plafond et ses tentures de soie blanche, et nous attaquâmes un énorme petit déjeuner style Nouvelle-Orléans composé d’œufs, de biscuits, de viandes frites, de sauces et d’épais porridge.

Je devais avouer qu’avec ce voyage vers le sud ma situation s’était améliorée sur le plan de l’alimentation. Puis je m’y prenais mieux maintenant pour manger, je ne m’étranglais pas si souvent, pas plus que je ne m’éraflais la langue sur mes dents. L’épais café sirupeux de ma ville natale était parfait. Et les bananes flambées qu’on nous servit comme dessert auraient suffi à mettre à genoux tout être humain raisonnable.

Malgré ces succulentes douceurs et mon espoir désespéré que nous n’allions pas tarder à recevoir un rapport de Londres, mon principal souci était de raconter à David toute ma triste aventure. Inlassablement il me demandait des détails, m’interrompait avec des questions, si bien que cela finit par être un compte rendu bien plus complet que celui que j’avais donné à Louis et bien plus pénible aussi pour moi.

Ce fut un supplice que de revivre ma conversation avec James dans son hôtel particulier, d’avouer que je ne m’étais pas assez méfié de lui, me contentant d’estimer qu’un simple mortel ne pourrait jamais me duper.

J’en arrivai ensuite au viol déshonorant, à la poignante évocation du temps que j’avais passé avec Gretchen, aux terribles cauchemars où apparaissait Claudia et à mes adieux à Gretchen pour retourner chez Louis ; Louis qui avait mal compris tout ce que je lui avais raconté et insisté sur son interprétation personnelle de mes paroles en refusant de m’accorder ce que je recherchais.

Ma souffrance était d’autant plus vive que ma colère m’avait quitté et que j’éprouvais seulement un accablant chagrin. Il me semblait revoir Louis et ce n’était plus tant mon tendre amant à la douce étreinte qu’un ange insensible qui m’avait interdit l’accès de la Cour des Ténèbres.

« Je comprends pourquoi il a refusé, dis-je d’une voix sourde, à peine capable d’en parler. J’aurais peut-être dû savoir. Et, très sincèrement, je n’arrive pas à croire qu’il m’en voudra à jamais. Il se laisse tout simplement emporter par cette idée sublime que je devrais penser au salut de mon âme. C’est ce qu’il voudrait faire, vous comprenez. Et pourtant, au fond, lui-même ne le ferait jamais. Et il ne m’a jamais compris. Pas un instant. C’est pourquoi il m’a décrit inlassablement dans son livre sous des couleurs si vives et pourtant si fausses. Si je suis prisonnier de ce corps-ci, s’il finit par se rendre compte que je n’ai pas l’intention de m’en aller dans la jungle de la Guyane française avec Gretchen, je crois qu’il finira par céder à ma demande. Même si j’ai bel et bien mis le feu à sa maison. Bien sûr, cela pourrait prendre des années ! Des années dans cette misérable…

— Voilà que vous vous remettez en colère, fit David. Calmez-vous. Au nom du ciel, que voulez-vous dire : vous avez incendié sa maison ?

— J’étais furieux ! murmurai-je d’un ton crispé. Mon Dieu. Furibond. Ce n’est même pas le mot. »

Je croyais être trop malheureux pour être en colère. Je me rendis compte qu’il n’en était rien. Mais je souffrais trop pour continuer là-dessus. Je pris une autre vivifiante gorgée de cet épais café noir et, du mieux que je pus, j’entrepris de décrire comment j’avais vu Marius à la lueur de la cabane en flammes. Marius avait tenu à se montrer à moi. Marius avait rendu un jugement et je ne savais pas vraiment quelle était sa sentence.

Le froid désespoir maintenant m’accablait, effaçant presque complètement la colère et je fixai sans la voir l’assiette posée devant moi, le restaurant à moitié vide avec son argenterie étincelante et ses serviettes pliées comme des petits chapeaux sur toutes ces tables inoccupées. Mon regard alla plus loin jusqu’aux lumières tamisées du hall, avec cette terrible pénombre qui tombait sur toute chose, puis il revint à David qui, malgré toute sa force de caractère, sa compassion et son charme n’était pas l’être merveilleux qu’il aurait été pour moi vu par mes yeux de vampire, mais rien qu’un autre mortel, fragile et vivant, tout comme moi au bord de la mort.

Je me sentais triste et misérable. Je ne pouvais en dire davantage.

« Écoutez-moi, fit David. Je ne crois pas que votre Marius ait détruit cette créature. Il ne se serait pas montré à vous s’il avait fait une chose pareille. Je suis incapable d’imaginer les pensées ni les sentiments d’un être pareil. Je n’arrive même pas à imaginer les vôtres et je vous connais comme je connais mes plus chers et mes plus anciens amis. Mais je ne pense pas qu’il ferait cela. Il est venu vous manifester sa colère, vous refuser toute assistance, oui. Mais je parie qu’il va vous laisser le temps de récupérer votre corps. Et n’oubliez surtout pas : même si vous avez perçu son expression, vous l’avez vue avec les yeux d’une créature humaine.

— J’ai réfléchi à tout cela, dis-je d’un ton abattu. À dire vrai, que puis-je faire d’autre sinon croire que mon corps est encore là pour que je le revendique ? » Je haussai les épaules. « Je ne sais pas renoncer. »

Il me sourit, un charmant sourire chaleureux et profond.

« Vous avez connu une magnifique aventure, dit-il. Maintenant, avant que nous fassions nos plans pour attraper ce pickpocket de haut vol, permettez-moi de vous poser une question. Et, je vous en prie, ne vous mettez pas en colère. Je vois bien que vous ne connaissez pas plus votre force dans cette enveloppe-ci que ce n’était le cas dans l’autre.

— Ma force ? Quelle force ! Ce corps n’est qu’une répugnante, molle et flasque collection de nerfs et de ganglions. Ne prononcez même pas le mot « force ».

— Allons donc. Vous êtes un grand et robuste jeune mâle de près de quatre-vingt-dix kilos, sans une once de graisse. Vous avez cinquante années d’existence mortelle devant vous. Au nom du ciel, soyez conscient des avantages que vous possédez.

— Bon, bon. C’est merveilleux. Je suis si content d’être en vie ! murmurai-je, car si je n’avais pas chuchoté, j’aurais hurlé. Et à midi et demi aujourd’hui, je pourrais être écrasé dans la rue par un camion ! Bon Dieu, David, ne croyez-vous pas que je me méprise d’être incapable d’endurer ces simples épreuves ? J’ai horreur de cela. J’ai horreur d’être cette créature faible et lâche ! »

Je me carrai sur mon siège, mon regard parcourant le plafond, m’efforçant de ne pas tousser, éternuer, crier ni crisper ma main droite pour frapper du poing la table ou peut être le mur voisin. « J’abhorre la lâcheté ! murmurai-je.

— Je sais », fit-il avec bonté. Il m’examina quelques instants sans rien dire, puis s’essuya les lèvres avec sa serviette et prit sa tasse de café. Il poursuivit : « À supposer que James coure encore dans votre ancien corps, vous êtes bien certain de vouloir refaire l’échange – de vouloir absolument être de nouveau Lestat dans son ancien corps ? »

J’eus un petit rire triste. « Comment puis-je être plus clair ? demandai-je d’un ton las. Comment diable parviendrai-je à refaire l’échange ! Cette seule idée me rend fou.

— Eh bien, tout d’abord nous devons localiser James. Il nous faut consacrer toute notre énergie à cela. Nous ne renoncerons que quand nous aurons la conviction qu’il n’y a pas de James à trouver.

— Une fois de plus, cela paraît si simple à vous entendre ! Mais comment y arriver ?

— Pas si fort, vous attirez inutilement l’attention, dit-il avec une calme autorité. Buvez votre jus d’orange. Vous en avez besoin. Je vais en commander un autre.

— Je n’ai pas besoin de jus d’orange et je n’ai pas besoin qu’on joue les nounous avec moi, dis-je. Pensez-vous sérieusement que nous avons une chance d’attraper cette canaille ?

— Lestat, comme je vous l’ai déjà dit, songez à la restriction la plus évidente et la plus immuable de votre ancienne condition. Un vampire ne peut pas circuler de jour. Dans la journée un vampire est presque totalement impuissant. Certes, il a le réflexe de chercher à nuire à quiconque vient troubler son repos. Mais à part cela, il est désarmé. Et, pendant huit à douze heures, il doit demeurer au même endroit. Voilà qui nous donne l’avantage, surtout que nous en savons si long sur le personnage. Tout ce qu’il nous faut, c’est une occasion d’être confronté à ce misérable et de le bouleverser suffisamment pour qu’on procède à l’échange.

— Nous pouvons l’y obliger ?

— Oui, je sais que nous le pouvons. On peut en l’assommant lui faire quitter ce corps assez longtemps pour que vous vous y introduisiez.

— David, je dois vous dire une chose. Dans ce corps-ci, je n’ai aucun pouvoir psychique. Je n’en avais pas quand j’étais un jeune mortel. Je ne pense pas que je puisse… sortir de ce corps. J’ai essayé une fois à Georgetown. Je n’ai pas pu bouger de cette enveloppe.

— N’importe qui peut réussir ce petit tour, Lestat ; c’est simplement que vous aviez peur. Et vous avez conservé en vous un peu de ce que vous avez appris quand vous étiez vampire. Manifestement, les cellules surnaturelles vous donnaient un avantage, mais l’esprit n’oublie pas. James assurément a gardé ses facultés mentales d’un corps à l’autre. Vous aussi vous avez dû emporter une partie de vos connaissances avec vous.

— Oh, j’avais sans doute peur. Je n’ai pas osé essayer depuis… J’ai craint, si je sortais, de ne plus pouvoir revenir.

— Je vous apprendrai à sortir de votre corps. Je vous montrerai comment vous attaquer à James. Et souvenez-vous, Lestat, nous sommes deux. C’est vous et moi de concert qui lui donnerons l’assaut. Et, pour tout dire, je possède bel et bien des pouvoirs psychiques assez considérables. Il y a beaucoup de choses que je suis capable de faire.

— David, en échange de cela, je serai votre esclave pour l’éternité. Tout ce que vous souhaiterez, je vous le procurerai. Pour vous, j’irai jusqu’au bout de la terre. Si seulement cette opération est faisable. »

Il hésita comme s’il avait envie de lancer une plaisanterie, mais il se ravisa. Et il continua.

« Dès que nous le pourrons, nous commencerons nos leçons. Plus j’y pense, plus je crois que le mieux est de le secouer hors de ce corps. Je peux y parvenir avant même qu’il s’aperçoive que vous êtes là. Oui, c’est ainsi qu’il faut agir. Il ne se méfiera pas en me voyant. Je peux sans grand mal lui dissimuler mes pensées. Voilà une autre chose que vous devez apprendre, c’est à dissimuler vos pensées.

— Mais s’il vous reconnaît. David, il sait qui vous êtes. Il se souvient de vous. Il a parlé de vous. Qu’est-ce qui va l’empêcher de vous brûler vif dès l’instant où il vous verra ?

— L’endroit même où aura lieu la rencontre. Il ne voudra pas risquer un incendie trop près de sa personne. Et nous nous efforcerons de l’attirer dans un lieu où il n’osera absolument pas faire usage de ses pouvoirs. Cela demande quelque réflexion. Tant que nous ne savons pas comment le trouver, ma foi, cette partie du plan peut attendre.

— Nous l’aborderons au milieu d’une foule ?

— Ou juste avant l’aube, au moment où il ne peut pas risqué de voir un incendie éclater près de son repaire.

— Exactement.

— Maintenant, essayons d’évaluer exactement ses pouvoirs d’après les renseignements dont nous disposons. »

Il s’interrompit tandis que d’un geste large le serveur déposait sur la table une de ces magnifiques cafetières argentées que possèdent toujours les hôtels de qualité. Elles ont une patine qu’on ne voit sur aucune autre argenterie et sont toujours plus ou moins cabossées. Je regardai le noir breuvage se déverser par le petit bec.

Je m’aperçus d’ailleurs que, si anxieux et malheureux que je fusse, j’observais pas mal de petits détails. Le seul fait d’être avec David me redonnait espoir.

Comme le serveur s’éloignait, David prit une petite gorgée de café, puis fouilla dans la poche de sa veste. Il me mit dans la main une petite liasse de minces feuilles de papier. « Ce sont des coupures de presse concernant les meurtres. Lisez-les attentivement. Dites-moi tout ce qu’elles vous inspirent. »

Le premier article : « Meurtre de vampire en plein centre de New York » m’exaspéra au-delà de toute expression. Je remarquai le vandalisme auquel David avait fait allusion. Il fallait être bien maladroit pour fracasser aussi stupidement du mobilier. Et le vol, c’était d’une grande bêtise. Quant à mon malheureux agent, tout en ayant été vidé de son sang, il avait eu le cou brisé. Encore un geste maladroit…

« C’est étonnant qu’il puisse utiliser le pouvoir de voler dans les airs, dis-je, furieux. Et pourtant il est passé à travers le mur du trentième étage.

— Ça ne veut pas dire, répondit David, qu’il puisse utiliser ce pouvoir sur des distances vraiment grandes.

— Mais alors comment est-il allé de New York à Bal Harbour en une seule nuit et, ce qui est plus important, pourquoi ? S’il utilise des vols commerciaux, pourquoi aller à Bal Harbour au lieu de Boston ? Ou Los Angeles, ou Paris. Songez à ce que cela pourrait lui rapporter s’il s’avisait de cambrioler un grand musée ou une banque ? Saint-Domingue, je ne comprends pas. Même s’il a maîtrisé le don de voler, ça n’est sans doute pas facile pour lui. Alors pourquoi diable aller là-bas ? Cherche-t-il simplement à disséminer les meurtres de façon que personne ne fasse le rapprochement entre toutes ces affaires ?

— Non, fit David. S’il voulait vraiment le secret, il n’opérerait pas de cette façon spectaculaire. Il accumule les erreurs. Il se conduit comme s’il était grisé !

— Oui. Et c’est bien l’impression qu’on a au début, c’est vraiment cela. On est ébloui de constater qu’on a les sens aussi affûtés.

— Est-ce possible qu’il voyage à travers les airs et qu’il se contente de frapper là où les vents l’emportent ? interrogea David. Qu’il n’y ait aucun plan derrière tout cela ? »

Je réfléchissais à la question tout en lisant lentement les autres rapports, frustré de ne pas pouvoir les parcourir d’un trait comme je l’aurais fait avec mes yeux de vampire. Oui, c’était cela, plus de maladresse, plus de stupidité. Des corps humains fracassés par « un instrument contondant », qui bien sûr était tout bonnement son poing.

« Il aime bien casser du verre, n’est-ce pas ? fis-je. Il aime surprendre ses victimes. Il doit savourer leur terreur. Il ne laisse pas de témoins. Il vole tout ce qui semble avoir une certaine valeur. Et rien de tout cela n’en a beaucoup en fait. Comme je le hais. Pourtant, j’ai fait moi-même des choses aussi épouvantables. »

Je me souvenais des conversations que j’avais eues avec ce misérable. Comme j’avais été incapable de découvrir son vrai visage sous ses manières de gentleman ! Mais les premières descriptions que m’avait faites de lui David, parlant de sa stupidité, de son instinct d’autodestruction, cela aussi me revenait en mémoire. Et sa maladresse, comment pourrais-je jamais oublier cela ?

« Non, dis-je enfin. Je ne crois pas qu’il soit capable de couvrir de telles distances. Vous ne pouvez pas vous douter combien ce don de voler peut être terrifiant. C’est vingt fois plus effrayant que de voyager hors de son corps. Tous autant que nous sommes, nous détestons cela. Même le rugissement du vent provoque un désarroi, une sorte de dangereux abandon.

Je me tus. Nous connaissons cette sorte de vol dans nos rêves, peut-être parce que nous en avons fait l’expérience dans quelque royaume céleste par-delà cette terre avant même noire naissance. Mais nous sommes incapables de le concevoir en tant que créatures terrestres, et seul je savais à quel point cela avait abîmé et déchiré mon cœur et mon âme.

« Continuez, Lestat. J’écoute. Je comprends. »

Je poussai un petit soupir. « J’ai acquis ce pouvoir seulement parce que j’étais entre les mains d’un être intrépide, dis-je, pour qui ce n’était rien. Il y en a parmi nous qui n’utilisent jamais ce don. Non. Je n’arrive pas à croire qu’il l’ait maîtrisé. Il doit utiliser un autre mode de déplacement et puis ne prendre l’air que quand la proie est toute proche.

— Oui, cela semblerait correspondre aux preuves, si seulement nous savions… »

Son attention se détourna soudain. Un employé d’hôtel venait d’apparaître sur le seuil de la porte. Il s’approcha de nous avec une exaspérante lenteur, un brave homme qui tenait une grande enveloppe à la main.

David aussitôt tira de sa poche un billet qu’il s’apprêtait à lui donner.

« Un fax, monsieur, ça vient d’arriver.

— Ah ! merci beaucoup. »

Il ouvrit l’enveloppe.

« Nous y voilà. Une dépêche d’agence via Miami. Une villa au sommet d’une colline sur l’île de Curaçao. Heure probable du crime, de bonne heure hier soir, mais découvert seulement à quatre heures du matin. On a trouvé cinq personnes mortes.

— Curaçao ! Où diable est-ce donc ?

— Voici qui est encore plus déconcertant. Curaçao est une île hollandaise – très loin au sud dans les Caraïbes. Voyons, ça ne rime vraiment à rien. »

Nous parcourûmes le texte ensemble. Une fois de plus, le vol était le motif apparent. Le voleur avait pénétré en fracassant une verrière et avait saccagé deux pièces. Toute la famille avait été massacrée. D’ailleurs la simple perversité du crime avait laissé l’île en proie à la terreur. On avait retrouvé deux corps exsangues, dont l’un était celui d’un petit enfant.

« Ce démon assurément ne va pas simplement vers le sud !

— Même dans les Caraïbes, il y a des endroits beaucoup plus intéressants, observa David. Il a négligé toute la côte d’Amérique centrale. Venez, il faut que je trouve une carte. Examinons un peu ses déplacements. J’ai repéré une petite agence de voyage dans le hall. Il doit y avoir là des cartes. Nous allons tout rapporter chez vous. »

L’employé de l’agence se montra extrêmement obligeant ; c’était un homme d’un certain âge, au crâne chauve avec une voix douce et cultivée, qui se mit à chercher à tâtons sur son bureau diverses cartes. Curaçao ? Oui, il avait une ou deux brochures sur cet endroit. Pour les Caraïbes, ça n’était pas une île très intéressante.

— Pourquoi les gens vont-ils là-bas ? demandai-je.

— Ma foi, dans l’ensemble ils n’y vont pas, avoua-t-il en se frottant le haut du crâne. À l’exception, bien sûr, des bateaux de croisière. Ces dernières années, ils recommencent à faire escale là-bas. Tenez. » Il me mit dans la main un dossier concernant un petit navire baptisé la Couronne des Mers, très joli sur la photo et qui zigzaguait au milieu de toutes ces îles, sa destination finale étant Curaçao d’où il repartait pour son port d’attache.

« Les croisières ! » murmurai-je en contemplant la photo. Mon regard se posa sur les grandes affiches de navires qui tapissaient les murs du bureau. « Tiens, il avait des photos de bateaux sur tous les murs de sa maison de Georgetown, dis-je. C’est ça, David. Il est à bord d’un navire ! Vous ne vous souvenez pas de ce que vous m’avez dit ? Son père travaillait pour une compagnie de navigation. Lui-même a parlé de l’envie qu’il avait eue de se rendre en Amérique à bord d’un grand paquebot.

— Mon Dieu, fit David, vous avez peut-être raison. New York, Bal Harbour… » Il se tourna vers l’agent. « Les navires de croisière font-ils escale à Bal Harbour ?

— À Port Everglade, répondit l’agent. C’est tout à côté. Mais il n’y en a pas beaucoup qui partent de New York.

— Et Saint-Domingue ? demandai-je. S’arrêtent-ils là ?

— Oui, c’est une escale régulière. Ils ont tous des itinéraires différents. À quel genre de navire pensez-vous ? »

David nota rapidement les divers renseignements ainsi que les soirs où les agressions avaient eu lieu, sans donner bien sûr la moindre explication.

Il avait quand même l’air dépité.

« Allons, fit-il, je vois bien moi-même que c’est impossible. Quel navire de croisière pourrait bien faire le trajet de Floride jusqu’à Curaçao en trois nuits ?

— Ma foi, il y en a un, dit l’agent, et d’ailleurs il a appareillé de New York mercredi soir. C’est le navire amiral de la Cunard, le Queen Elizabeth II.

— C’est ça, dis-je. Le Queen Elizabeth II. David, c’est précisément le paquebot dont il m’a parlé. Vous disiez que son père…

— Mais, fit David, je croyais qu’il faisait la traversée de l’Atlantique.

— Pas en hiver, expliqua l’agent. Il est aux Caraïbes jusqu’en mars. Et c’est sans doute le navire le plus rapide à voguer sur les mers. Il peut faire vingt-huit nœuds. Tenez, nous pouvons vérifier tout de suite l’itinéraire. »

Il se lança dans une autre quête apparemment sans espoir parmi les papiers étalés sur son bureau et finit par exhiber une grande brochure superbement imprimée qu’il ouvrit et aplatit de sa main droite. « Voilà, départ de New York mercredi. Il a fait escale à Port Everglade vendredi matin, pour appareiller avant minuit, puis destination Curaçao, où il est arrivé hier matin à cinq heures. Mais il n’a pas fait escale en République dominicaine, je ne peux malheureusement pas vous aider sur ce point.

— Peu importe, il est passé devant ! fit David. Il est passé devant la République dominicaine exactement la nuit précédente ! Regardez la carte. C’est ça, bien sûr. Oh ! le petit imbécile. Il vous a pratiquement tout raconté lui-même, Lestat, avec son bavardage obsédé ! Il est à bord de ce navire qui avait tant d’importance pour son père, celui sur lequel le vieil homme a passé sa vie. »

Nous nous confondîmes en remerciements auprès de l’agent pour nous avoir trouvé toutes ces cartes et ces brochures, puis nous nous dirigeâmes vers la station de taxis dehors.

« Oh, c’est tellement son style ! s’exclama David tandis que la voiture nous emmenait vers mon appartement. Avec ce fou, tout est symbole. Lui-même a été congédié du Queen Elizabeth II dans des conditions scandaleuses. Je vous ai raconté cela, vous vous rappelez. Oh ! vous aviez tout à fait raison. C’est une véritable obsession, et ce petit démon vous a lui-même fourni les indices.

— Oui. Parfaitement. Et le Talamasca n’a pas voulu l’envoyer en Amérique à bord du Queen Elizabeth II. Il ne vous l’a jamais pardonné.

— Je le déteste, murmura David, avec une violence qui me stupéfia même étant donné les circonstances.

— Mais ça n’est pas si stupide que cela, David, repris-je. C’est d’une diabolique habilité, vous ne comprenez pas ? C’est vrai, il m’a montré ses cartes à Georgetown, en me racontant cette histoire et nous pouvons mettre cela sur le compte de son instinct d’autodestruction, mais je ne pense pas qu’il s’attendait à ce que je devine la vérité. Et franchement, si vous ne m’aviez pas montré les articles de journaux concernant les autres meurtres, peut-être n’y aurais-je jamais pensé tout seul.

— C’est possible. Je pense qu’il a envie qu’on l’attrape.

— Non, David. Il se cache. De vous, de moi et des autres. Oh ! il est très habile. Voyez ce monstrueux sorcier, capable de se dissimuler totalement, et où va-t-il se cacher : au milieu d’un petit monde grouillant de mortels dans les entrailles d’un paquebot rapide. Regardez-moi cet itinéraire ! Tenez, chaque nuit le paquebot navigue. Ce n’est que de jour qu’il reste au port.

— Comme vous voudrez, fit David, mais je préfère le considérer comme un idiot ! Et nous allons le prendre ! Voyons, vous m’avez dit que vous lui aviez donné un passeport, n’est-ce pas ?

— Au nom de Clarence Oddbody. Il ne s’en est sûrement pas servi.

— Nous n’allons pas tarder à le savoir. Je le soupçonne de s’être embarqué à New York dans des conditions normales. Ça a dû être crucial pour lui d’être reçu avec toute la pompe et la considération qu’il faut, de retenir la plus belle suite, de s’en aller parader sur le pont supérieur, avec les stewards qui s’inclinent bien bas devant lui. Ces suites-là sont gigantesques. Pas le moindre problème pour lui d’avoir une grande malle comme cachette pour la journée. Aucun garçon de cabine ne s’inquiéterait d’une chose pareille. »

Nous étions revenus devant mon immeuble. Il prit quelques billets pour régler la course et nous gravîmes l’escalier.

 

À peine avions-nous regagné l’appartement que nous nous assîmes avec l’itinéraire imprimé, les articles de journaux et que nous établîmes l’horaire des différents meurtres.

De toute évidence le monstre ne s’était attaqué à mon agent de New York que quelques heures avant que le navire appareille. Il avait eu largement le temps d’embarquer avant onze heures du soir. Le meurtre près de Bal Harbour n’avait été commis que quelques heures avant l’arrivée du paquebot. De toute évidence, il avait en volant parcouru une petite distance, pour regagner sa cabine ou quelque autre cachette avant le lever du soleil.

Pour le meurtre de Saint-Domingue, il avait quitté le navire pendant peut-être une heure, puis l’avait rattrapé alors qu’il voguait vers le sud. Là encore, les distances n’étaient rien. Il n’avait même pas besoin d’une vue surnaturelle pour repérer le gigantesque Queen Elizabeth II voguant en haute mer. Les meurtres de Curaçao n’avaient eu lieu que peu avant l’appareillage du navire. Sans doute avait-il rattrapé le paquebot en moins d’une heure, chargé de son butin.

Le navire faisait maintenant de nouveau route vers le nord. Voilà seulement deux heures, il avait fait escale à La Guaira, sur la côte du Venezuela. S’il mouillait ce soir à Caracas ou dans ses environs, nous savions avec certitude que nous le tenions. Mais nous n’avions pas l’intention d’attendre de nouvelles preuves.

« Très bien, réfléchissons, dis-je. Allons-nous prendre le risque d’embarquer nous-mêmes sur ce paquebot ?

— Bien sûr, absolument.

— Alors il nous faut pour cela de faux passeports. Nous allons peut-être laisser derrière nous pas mal de confusion. David Talbot ne doit pas être impliqué. Et je ne peux pas me servir non plus du passeport qu’il m’a donné. D’ailleurs, je ne sais même plus où il est. Il est peut-être resté dans la maison de Georgetown. Dieu sait pourquoi il a utilisé son propre nom, peut-être pour m’attirer des ennuis la première fois que je passerais une frontière.

— Vous avez tout à fait raison. Je peux m’occuper des papiers avant que nous quittions La Nouvelle-Orléans. Voyons, nous ne pouvons pas arriver à Caracas avant le départ du bateau à cinq heures. Non. Nous devrons monter à bord demain à Grenade. Nous aurons jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Selon toute probabilité, il y a des cabines disponibles. Il y a toujours des annulations de dernière minute, parfois même des décès. D’ailleurs, sur un navire aussi coûteux que le Queen Elizabeth II il y a toujours des décès. À n’en pas douter, James sait cela. Il peut se nourrir quand il veut à condition de faire attention.

— Mais pourquoi ? Pourquoi des morts à bord ?

— Les passagers âgés, expliqua David. Ça fait partie de la vie de croisière. Il y a même un grand hôpital à bord pour les urgences. Un paquebot de cette taille, c’est un univers flottant. Mais peu importe. Nos enquêteurs éclairciront tout cela. Je vais prendre contact avec eux immédiatement. Nous pouvons sans mal gagner Grenade depuis La Nouvelle-Orléans et nous aurons le temps de préparer ce que nous devons faire.

« Maintenant, Lestat, examinons tout cela en détail. Supposons que nous confrontions cette canaille juste avant le lever du soleil. Et imaginons que nous le renvoyions droit dans cette enveloppe mortelle et qu’après cela nous ne puissions plus le contrôler. Il nous faut une cachette pour vous… une troisième cabine, retenue sous un nom qui n’a pas le moindre rapport avec aucun de nous deux.

— Oui, une cabine en plein milieu du bateau, sur un des ponts inférieurs. Pas celui qui est tout en bas. Ce serait trop voyant. Quelque chose d’intermédiaire, à mon avis.

— Mais avec quelle rapidité pouvez-vous vous déplacer ? Pouvez-vous gagner en quelques secondes un pont inférieur ?

— Sans aucun problème. Ne vous inquiétez même pas d’un détail pareil. Une cabine qui ne donne pas sur la mer, c’est important, et assez grande pour y faire entrer une malle. Bah, la malle n’est pas vraiment indispensable, pas si j’ai au préalable posé un verrou sur la porte, mais ce serait quand même une bonne précaution.

— Ah ! je vois. Je vois très bien. Voici ce que nous devons faire. Vous vous reposez, vous buvez votre café, vous prenez une douche, vous faites ce que vous voulez. Je m’installe dans la pièce voisine et je passe les coups de fil que je dois donner. Il s’agit du Talamasca, et vous devrez me laisser seul.

— Vous ne parlez pas sérieusement, dis-je. Je tiens à entendre ce que vous…

— Vous allez faire ce que je vous dis. Oh ! et trouvez quelqu’un pour s’occuper de ce magnifique chien ! Nous ne pouvons pas l’emmener avec nous ! Ce serait tout à fait ridicule. Et on ne doit pas négliger un chien qui a une telle personnalité. »

Il sortit en hâte, me laissant dans la chambre pour pouvoir donner tout seul tous ses passionnants petits coups de téléphone.

« Et juste au moment où ça commençait à m’amuser », dis-je.

Je m’empressai d’aller trouver Mojo qui dormait dans la froide humidité de la terrasse comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Je le descendis avec moi chez la vieille femme du rez-de-chaussée. De tous mes locataires, elle était la plus aimable, et trouverait certainement l’usage d’une paire de billets de cent dollars pour prendre en pension un chien charmant.

Quand je le lui proposai, elle était folle de joie. Mojo pourrait avoir accès à la cour derrière l’immeuble, elle-même serait ravie d’avoir un peu d’argent et de la compagnie, et n’est-ce pas que j’étais un charmant jeune homme ? Tout aussi charmant que mon cousin, monsieur de Lioncourt, qui était comme un ange gardien pour elle, ne prenant jamais la peine d’encaisser les chèques qu’elle lui donnait pour son loyer.

 

Je remontai jusqu’à l’appartement pour découvrir que David était toujours au travail et refusait de me laisser écouter. Il me dit de préparer du café, ce que bien entendu j’étais incapable de faire. Je bus le café froid qui restait et j’appelai Paris.

Ce fut mon agent qui répondit au téléphone. Il était justement en train de m’envoyer le rapport de situation que j’avais demandé. Tout allait bien. Il n’y avait pas eu de nouvelles tentatives du mystérieux cambrioleur. En fait, la dernière en date s’était produite vendredi soir. Peut-être le gaillard avait-il renoncé. Une énorme somme d’argent m’attendait à ma banque de La Nouvelle-Orléans. Je renouvelai à ce brave homme tous mes conseils de prudence et je lui dis que je le rappellerais bientôt.

Vendredi soir. Cela signifiait que James avait tenté sa dernière attaque avant que le Queen Elizabeth II ne quitte les États-Unis. En mer, il n’avait aucun moyen de préparer son escroquerie informatique. Et il n’avait assurément pas l’intention de faire du mal à mon agent parisien. Du moins si James était encore satisfait de ses petites vacances à bord du Queen Elizabeth II. Rien ne pouvait l’empêcher de quitter le paquebot quand l’envie l’en prendrait.

Je me remis devant mon ordinateur et j’essayai d’accéder aux comptes de Lestan Gregor, le pseudonyme sous lequel j’avais fait virer les vingt millions de dollars à la banque de Georgetown. C’était bien comme je m’y attendais. Lestan Gregor existait toujours, mais il était pratiquement sans le sou. Un relevé de compte en banque à zéro. Les vingt millions virés à Georgetown à l’attention de Raglan James étaient bien revenus à Mr. Gregor le vendredi à midi, puis avaient été aussitôt retirés de son compte. L’opération de retrait avait été préparée le soir précédent. À une heure de l’après-midi vendredi, l’argent avait disparu sans qu’on pût en retrouver la trace. Toute l’histoire était là, en codes numériques, en jargon de banque, comme le premier imbécile venu pouvait le constater.

Et en cet instant même il y en avait assurément un en train de contempler cet écran d’ordinateur.

Le petit monstre m’avait prévenu qu’il était capable de voler en utilisant l’informatique. À n’en pas douter il avait soutiré les informations aux gens de la banque de Georgetown, ou bien il avait forcé grâce à ses dons télépathiques leur esprit sans méfiance pour obtenir les codes et les chiffres dont il avait besoin.

Dans tous les cas, il avait à sa disposition une fortune qui jadis avait été la mienne. Je l’en détestais d’autant plus. Je le détestais pour avoir tué mon représentant à New York. Je le détestais pour avoir démoli tout le mobilier comme il l’avait fait et pour avoir volé tout ce qu’il y avait d’autre dans le bureau. Je le détestais pour sa mesquinerie et pour son astuce, pour sa brutalité et son culot.

Je m’assis à boire le café froid en pensant à ce qui nous attendait.

Je comprenais bien sûr ce que James avait fait, si stupide que cela parût. Dès l’abord j’avais deviné que son goût du vol avait quelque chose à voir avec un désir profond de son âme. Et ce Queen Elizabeth II avait été l’univers de son père, l’univers dont, surpris en flagrant délit de vol, il avait été chassé.

Oh ! oui, chassé, comme les autres l’avaient fait avec moi. Et comme il avait dû avoir envie d’y retourner avec ses nouveaux pouvoirs et sa richesse toute neuve. Sans doute avait-il prévu cela à l’heure près, dès que nous nous étions mis d’accord sur une date pour procéder à l’échange. Sans doute, s’il avait reculé ce moment, aurait-il rattrapé le paquebot à une escale suivante. En fait il avait pu commencer son voyage près de Georgetown et frapper mon agent mortel avant que le navire lève l’ancre.

Ah ! la façon dont il était assis dans cette petite cuisine de Georgetown sinistrement éclairée, à regarder et regarder encore sa montre. Je veux dire : cette montre que je portais maintenant au poignet.

David émergea enfin de la chambre, un carnet à la main. Tout était arrangé.

« Il n’y a pas de Clarence Oddbody à bord du Queen Elizabeth II, mais un mystérieux jeune Anglais du nom de Jason Hamilton a retenu la somptueuse suite Reine Victoria deux jours seulement avant que le paquebot ne quitte New York. Nous devons supposer pour l’instant que c’est notre homme. Nous aurons des renseignements complémentaires sur lui avant d’arriver à Grenade. Nos enquêteurs sont déjà au travail.

« Nous-mêmes avons réservé au départ de Grenade deux appartements sur le pont supérieur, le même que celui de notre mystérieux ami. Nous devrons embarquer demain avant que le navire ne quitte le port à cinq heures de l’après-midi.

« Notre vol quitte La Nouvelle-Orléans dans trois heures. Il nous faudra au moins une heure pour obtenir deux faux passeports d’un gentleman qu’on m’a chaleureusement recommandé pour ce genre de transactions et qui d’ailleurs nous attend maintenant. J’ai l’adresse ici.

— Parfait. J’ai plein d’argent liquide.

— Très bien. Ensuite, un de nos enquêteurs nous accueillera à Grenade. C’est un personnage fort astucieux et voilà des années que je travaille avec lui. Il a déjà retenu la troisième cabine – qui ne donne pas sur la mer, pont cinq. Et il parviendra à introduire dans cette cabine deux armes de poing de petit calibre mais très sophistiquées, ainsi que la malle dont nous aurons besoin par la suite.

— Ces armes ne seront rien pour un homme évoluant dans mon ancien corps. Mais ensuite, bien sûr…

— Précisément, fit David. Après l’échange, j’aurai besoin d’un pistolet pour me protéger contre ce beau jeune corps ici présent. Il fit un geste dans ma direction. « Continuons. Mon enquêteur quittera discrètement le bateau après avoir officiellement embarqué, nous laissant la cabine et les armes. Nous-mêmes suivrons le processus normal d’embarquement sous notre nouvelle identité. À propos, j’ai déjà choisi nos noms. Il a malheureusement fallu que je le fasse. J’espère que vous n’y verrez pas d’inconvénient. Vous êtes un Américain du nom de Sheridan Blackwood. Et moi, je suis un chirurgien anglais à la retraite du nom d’Alexander Stoker. C’est toujours mieux de se faire passer pour un médecin dans ces petites missions. Vous verrez ce que je veux dire.

— Je vous remercie de ne pas avoir choisi H.P. Lovecraft, dis-je avec un grand soupir de soulagement. Ce n’est pas l’heure de partir ?

— Si. J’ai déjà commandé le taxi. Il faut que nous nous procurions quelques vêtements tropicaux avant de partir, sinon nous aurons l’air parfaitement ridicule. Il n’y a pas un instant à perdre. Maintenant, si vous voulez bien utiliser vos robustes jeunes bras pour m’aider à porter cette valise, je vous en serais à jamais obligé.

— Je suis déçu.

— Par quoi ? » Il s’arrêta, me dévisagea, puis rougit presque comme il l’avait fait un peu plus tôt. « Lestat, le moment n’est pas à ce genre de choses.

— David, à supposer que nous réussissions, c’est peut-être notre dernière chance.

— Bon, fit-il, nous aurons tout le temps d’en discuter ce soir à l’hôtel de Grenade. Cela dépendra évidemment de la rapidité avec laquelle vous assimilez vos leçons de projections astrales. Maintenant, je vous en prie, déployez quelque juvénile vigueur sous une forme constructive et aidez-moi à porter cette valise. Je suis un homme de soixante-quatorze ans.

— Magnifique. Mais avant notre départ, je voudrais savoir quelque chose.

— Quoi donc ?

— Pourquoi m’aidez-vous ?

— Oh ! au nom du ciel, vous le savez bien.

— Non, pas du tout. »

Il me considéra gravement un long moment, puis dit : « Je tiens à vous ! Peu m’importe le corps dans lequel vous êtes. C’est vrai. Mais, pour être parfaitement sincère, cet abominable Voleur de Corps, comme vous l’appelez, me fait peur. Oui, il m’effraie jusqu’à la moelle des os.

« Certes, c’est un idiot et il est toujours l’artisan de sa propre ruine. Mais cette fois je crois que vous avez raison. Il n’a pas du tout envie de se faire arrêter, si même il l’a jamais eue. Il prévoit une longue suite de succès et peut-être va-t-il se lasser très vite du Queen Elizabeth II. C’est pourquoi nous devons agir. Maintenant, prenez cette valise. J’ai failli me tuer en la hissant dans ces escaliers. »

J’obéis.

Mais j’étais attristé par ce qu’il venait de dire et je plongeai dans une série d’images de toutes les petites choses que nous aurions pu faire dans ce grand lit douillet de l’autre chambre.

Et si le Voleur de Corps avait déjà quitté le paquebot ? Ou s’il avait été détruit ce matin même après que Marius m’avait considéré avec un tel mépris ?

« Alors nous continuerons jusqu’à Rio, déclara David en me précédant jusqu’à la grille. Nous arriverons à temps pour le carnaval. Excellentes vacances pour nous deux.

— Je mourrai s’il faut que je vive aussi longtemps ! dis-je en le précédant dans l’escalier. L’ennui avec vous, c’est que vous vous êtes habitué à être humain parce que vous faites ça depuis si longtemps.

— J’y étais habitué à l’âge de deux ans, répliqua-t-il sèchement.

— Je ne vous crois pas. Voilà des siècles que j’observe avec intérêt des humains de deux ans. Ils sont malheureux. Ils courent dans tous les sens, ils tombent et hurlent presque constamment. Ils ont horreur d’être humains ! Ils savent déjà que c’est un sale tour qu’on leur a joué. »

Il rit sous cape mais ne me répondit pas. Il ne voulait pas me regarder non plus.

Quand nous arrivâmes à la porte donnant sur la rue, le taxi nous attendait déjà.

Le Voleur de Corps
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